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Dernier souffle – Nouvelle écrite pour le prix Hemingway 2020

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août 3, 2020 par Isabelle

Dernier souffle

Le souffle du vent dans l’arène ;  un coup de sirocco s’engouffre dans le large ovale pierreux. Il trace des spirales chaudes, soulève des nuages de sable, apporte, emporte, ondule et envole plus loin. Le souffle lèche les pierres brûlantes dans un silence funeste. Le soleil rayonne. La chaleur s’abat. Pas une ombre n’est encore parvenue à se nicher. Pas de repli, pas de repos, juste cet aplat de lumière jaune qui écrase les gradins, étouffe la fosse, immobilise et plaque au sol toute résistance. De sable et de sang millénaires, des lambeaux poussiéreux s’élèvent au-dessus de l’ellipse, font une petite danse de mort devant les balustres, caressent les parois de l’attique puis se faufilent entre les colonnes. Le souffle prend volume en s’immisçant dans le réseau de galeries, en un flux délié qui part puis revient à travers les lignées d’arcades. Le voilà qui siffle, qui hurle par toutes les bouches du couronnement magistral, témoin séculaire du sang versé ; celui des jeux de gladiateurs, de mercenaires et d’esclaves, celui des lions et des taureaux, dans un grand brassage minéral et charnel. Le souffle s’élance par les coursives, monte jusqu’à la corniche, ressort à chaque étage. Des sous-sols aux travées, de la fosse aux maeniana, la cavea respire pareille à un poumon alvéolé et souffle son haleine chaude. La louve veille.

Le souffle du peuple qui approche, avide, haletant, réclamant « du pain et des jeux ». La rumeur le précède, elle monte. Les cortèges se forment et progressent par les artères environnantes. De partout ils arrivent, marcheurs des rues, des allées arborées, des canaux et des ponts. Du boulevard de la Libération à Victor Hugo, ils marchent, de la place Picasso, du jardin de la Fontaine, ils marchent, de la maison Carrée au temple de Diane, ils marchent jusqu’au square de la Couronne. Ils avancent par grappe, par deux, par douze, comme des molécules coulant dans une veine cave. Alors, la clameur se renforce. Bientôt agglutiné devant les portes et les entrées cintrées, le peuple palpite au pied des murailles, s’évente, gouaille ; masse de corps et de cris qui enfle. Enfin, les grilles s’ouvrent et la meute pénètre en un flot musculeux entre pilastres et colonnes doriques. Elle se répand, colonise les galeries ombragées, se disperse, avant de rejaillir à la lumière et de s’accaparer le grand ovale. Elle respire avec l’arène désormais ; chair et pierre en un souffle qui chuinte, s’emporte. Oh ! Eh ! Olé ! Exulte la rumeur en accueillant la parade étincelante sur la piste. La voix du peuple est une. Puis, son souffle s’arrête et la clameur reste en suspend face à l’ultime assaut, les treize mille cœurs sont à l’arrêt.

Le souffle du matador, rauque, grave, pendant la seconde qui précède l’estocade. Bercé de quintillas et de prières avant d’entrer en piste, recueilli, paupières closes, il a égrainé le chapelet entre ses doigts. À genoux, il a embrassé son Christ. Puis, il a emprunté la galerie des lions et s’est offert en maître de quadrille au centre de l’arène. Paquiro coule dans son sang et dans le sang de son père. Ajusté dans l’habit azur et or comme une vierge en majesté, mollets galbés dans des bas framboise, la coleta haute sur la nuque, il salue la horde en brandissant sa montera. Prince rutilant, maharadja des sables, danseur pailleté en ballerines noires, il ouvre la parade. Son ballet codifié débute en tours de piste, en diagonales, en replis derrière les burladeros. Passé le paseo, les chevaux des picadores, les pas de danse s’exécutent ; grand chassé, entrechat suivi de pirouettes, puis arabesque, attitude, pointé et piqué ! Le prince prend son appui, tend le jarret, il se concentre, inspire du fond de ses entrailles, du bout de ses semelles. Il doit tuer la bête ; celle qui est en face de lui, et celle qui est en lui, tapie, sournoise. Sourcils froncés, souffle court, il plonge en lui-même, sonde son âme. Rien ne bouge, rien ne le détourne. La foule se retient. Seules les pulsations accélèrent dans les veines. Matador brandit la muleta. Elle frémit entre un tremblement et un souffle d’air. Elle paraît lourde au bout du bras. Les regards des aficionados se cristallisent sur les épaulettes à franges, leur sang se fige, le sable, les pierres se figent. Pas un spasme. Choisir l’instant, l’unique.

Le souffle du taureau, fils d’Auroch et d’Apis qui tutoya les dieux pharaons, Toro de lidia ou Brava camarguais, élu d’une manade de haute lignée, il souffle de son mufle large, il souffre, gratte le sol. Sous sa robe noire, frémissent muscles et nerfs, à fleur de peau. Ses veines gonflent le long de son encolure puissante. Le garrot est réduit en charpie, déchiqueté par des banderilles rouges et bleues, bouillonnant de chairs et de sang. Les pointes acérées maintiennent dans le cuir l’épi bariolé. Ses naseaux dilatés sont inclinés si près du sol que chaque expiration soulève un nuage de poussière, que sa bave sanglante coagule en touchant la piste. Lacéré de toutes parts, il suinte. La rumeur s’est tue, mais il la sent. Il mugit, lui, animal sacré, dieu de l’arène vénéré pour sa toute puissance. « Mon regard se trouble, je n’entends déjà presque plus. Qui es-tu toi devant moi, flou dans ta spirale de paillettes ? Quelle est cette forme rouge qu’on agite ? Et la foule glaçante que je n’entends plus, que je ne distingue plus ? La douleur sur mes épaules ; ces pointes me torturent l’échine, ah ! Mes cornes se font lourdes. Achève-moi ». Toro ! Il peine, le dieu taureau, ses articulations s’enrayent. Derrière le rideau d’ombre qui a conquis la moitié de la piste à présent, il incline son large front. « Je dois viser l’aine, l’aorte, je dois transpercer la soie brodée juste en-dessous de la chaquetilla, en une fraction seconde. Il n’y aura pas de deuxième chance, un coup, un seul, avant l’achèvement, avant l’exécution ». La forme pailletée scintille dans le soleil qui demeure sur l’autre moitié de l’arène. Toro ! Fils d’Auroch et d’Apis, il souffle, mufle baissé, il souffle. Sa belle robe noire est maculée de sang séché. Une dernière fois, il tente de se défaire des banderilles, lentement, le regard humide, une dernière fois il balance la tête à droite puis à gauche, en vain. « Tourbillon étincelant, achève-moi ! ». Dieu taureau gratte le sol, émet un souffle puissant sur le sable, pointe ses cornes droit devant lui en visant la silhouette dorée…

Le vent est tombé,

La meute s’est tue,

Le matador arme l’estoc,

Dieu taureau s’élance…

Un corbeau traverse l’ellipse et tire un trait noir sur l’azur. 

 

Fin

Isabelle Bois

Lexique

  • Maeniana : passages voûtés dans les amphithéâtres
  • Cavea : partie montante de l’arène formée de l’ensemble des rangées de gradins
  • Quintillas : poèmes
  • Paquiro : matador espagnol, inspirateur du grand traité de tauromachie
  • Montera : toque en astrakan
  • Paseo : défilé de la parade en début de corrida
  • Picador : torero à cheval qui pique le taureau en début de corrida
  • Burladero : abri de planches autour de la piste
  • Coleta : chignon postiche porté par le torero
  • Muleta : leurre de drap rouge monté sur un bâton brandit par le matador
  • Aficionados : amateurs de corrida
  • Toro de lidia : taureau de combat espagnol
  • Brava : taureau camarguais issu du lidia
  • Chaquetilla : veste du torero

Proposition Dernier souffle pour le prix Hemingway 2020 –


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