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Bénin 2009

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novembre 22, 2012 par Isabelle

Je viens d’ailleurs, je vais ailleurs, je suis en chemin.

(Cliquez sur le lien pour ouvrir le fichier : Bénin )

Se « dé-placer », littéralement changer de place, aller d’un lieu à un autre, est enregistré dans mon code barre. À un rythme régulier, un projet de déplacement surgit et je n’y résiste pas.

Etre touriste en Afrique est une idée qui m’est difficile à concevoir. J’y vais pour visiter la famille, les amis, et n’étais pas revenue sur le continent noir depuis 1987, au Burkina Faso, année de la mort de mon père.

Anne ne connaissait pas l’Afrique, et moi pas le Bénin.

Le chaos d’avant départ n’a en rien entaché notre enthousiasme. Malentendus, complexités logistiques, pannes techniques, incompréhensions, ajustements des calendriers familiaux, absence imprévue du père parti au Quatar, etc.

Une paix inattendue est redescendue sur nous sur le chemin de l’aéroport. Le temps était radieux, les enfants à l’heure pour l’école, le mécanicien machines arrivé plus tôt que prévu et la fée du logis ponctuelle pour assurer la permanence. Sylvestre, souriant, contrôlant tant bien que mal ses angoisses, nous conduit jusqu’à Roissy sans encombre. Tout est calme, dans les temps, sans presse et sans foule. Il fait beau. Un vol sans turbulence dans un avion au trois-quatre vide nous dépose à Cotonou.

Et là, Régina nous attend, avenante et rebondie dans son tailleur en pagne. Il fait chaud, mais pas trop. La nuit est noire. Un jeune homme brandit un bouquet de fleurs de frangipanier roses et délicatement parfumées. La navette de l’hôtel nous mène directement vers les nôtres et les expatriés de Cotonou. L’air, l’ambiance, les parfums me sont définitivement familiers.

Le matin du 20 novembre

Le village lacustre de Ganvié est accessible en bateau. La grande barque en bois bleue et rouge longe la rive en passant sous les trois ponts historiques qui relient les deux rives de Cotonou. Quelques pêcheurs vivent sous les pieds du pont, rappelant les SDF parisiens qui campent le long du boulevard  périphérique. Paris est moins sale sans doute. Il fait plus chaud ici.

Le fleuve qui rejoint la lagune puis la mer, fait office de dépotoir, de toilettes publiques, de lessiveuses et de voie de transport maritime, tout comme autrefois. Les berges le long du grand marché de Dantokpa sont un amas de sacs plastiques écrasés, superposés en strates multicolores intercalées de terre, d’épluchures d’ananas et d’oranges locales, de feuilles de palmiers séchées.

Les banlieues, les berges d’ici, de Calcutta ou d’ailleurs présentent les mêmes atours.

Le moteur de notre embarcation est poussif et bruyant. Panne de moteur, une bougie nous lâche. Le timonier accoste à la berge souillée et traverse en courant le grand marché pour en trouver une de rechange. Puis bruyamment et poussivement toujours, l’embarcation redémarre et arrive enfin sur la lagune. L’air devient frais. Des haies de feuilles de palmiers sont plantées dans la vase, en pépinières, tête vers le ciel. Elles serviront de pieux pour tendre les filets ici et là, rompant ainsi la monotonie plate et grise de cette eau peu profonde. Le sol vaseux est à un mètre ou deux sous la surface de l’eau.

Des corps noirs s’activent autour de barques taillées dans un tronc d’arbre. Ils plongent inlassablement et remontent des seaux de vase qu’ils déversent dans les barques. Leurs muscles saillent sous leur peau. Chaque barque rapportera 25 000 francs CFA, sachant que le salaire minimum au Bénin est d’environ 31 625 francs CFA par mois. Ils plongent inlassablement, remontent le sceau et le versent dans la barque. Leurs corps sculpturaux et leurs larges épaules luisent de l’eau de la lagune. Des gouttent perlent sur les cheveux crépus sans pouvoir y pénétrer. Elles roulent et dégoulinent, lourdement. Le ciel et l’eau ne sont que gris. Les silhouettes s’y détachent comme un contre-jour.

Le bateau traverse une immense nappe de jacinthes d’eau. Quelques inquiétudes sur le sort du moteur me traversent l’esprit. Cette végétation de surface aurait tôt-fait de bloquer des pales d’une hélice. Mais, l’embarcation glisse sans nouvelle embûche, bruyamment, entre les maisons à pilotis de Ganvié. Nous voguons au raz de l’eau. Une forêt de pilotis ombragés porte les maisons de type paillotes. Les palissades sont en bambous et les toits en paille. Cà-et-là des remblais artificiels où courent quelques poules maigres hautes sur pattes et des petits cochons. Dans le village, chacun possède sa barque, taillée d’une seule pièce dans le tronc d’un arbre. Ainsi flottent les écoliers, les ouvriers, les mamans et leurs petits, les marchands et leurs beaux étals de tomates et d’oranges disposées en pyramide, avec soin, sur des plateaux tressés. Rien ne chute, l’équilibre est assuré, tout comme celui des plateaux portés sur la tête, parfaitement maîtrisé dès le plus jeune âge. Les couleurs des pagnes, des fruits et légumes éclatent sur l’eau grise de la lagune. Les regards à notre encontre sont noirs et distants.

Sur le chemin du retour, la brume se lève. Les corps musclés plongent toujours et hissent leurs sceaux de sable hors de l’eau.

Le Bénin compte une population de huit millions d’habitants, dont environ quatre millions vivent à Cotonou. L’espérance de vie est de cinquante ans et la mortalité infantile frôle quatre-vingt pour cent. La population se divise en trente pour cent de catholiques, trente pour cent musulmans et le reste en croyances diverses. Tous consultent les vaudous.

L’art contemporain Béninois s’expose à la Fondation Zinsou et Romuald Hazoumé de Porto Novo en est un des fers de lance. Son œuvre s’articule autour de la récupération de bidons d’essence. Trois têtes de femmes aux cheveux tressés et un taxi kpayo, sont exposées à la Fondation, ainsi que quelques peintures, moins remarquables.

L’essence kpayo à Cotonou représente quatre-vingt pour cent de la consommation de carburant, une véritable économie parallèle. Il s’agit d’une essence frelatée ou non raffinée, arrivant du Nigéria par bidons entassés des voitures, ou dans les réservoirs de scooters aménagés pour cinq cent litres, sur lequel le conducteur est directement assis. Ces bombes humaines sont communément appelées les Al Kaïdas et de nombreux accidents ont une issue fatale.

Simonet Biokou, de Porto Novo également, et issu d’une famille de ferrailleurs, présente des sculptures métalliques réalisées à base de récupération de pièces mécaniques.

Une exposition de photographies noir et blanc habille la gare désaffectée de Cotonou. Imprimées sur de larges bâches, les images sont accrochées aux wagons rouillés abandonnés sur les rails, et offrent des vues de l’époque où le transport de passagers fonctionnait encore. Les wagons sonorisés semblent reprendre vie malgré la rouille qui les ronge.

La nuit descend et les moustiques montent.

Musiciens et chanteurs Africains, dont quelques Béninois, se produisent en concert au Centre Culturel Français de Cotonou. Le Camerounais Manu Dibango, auteur du « Soul Makossa », qui frôle les quatre-vingts ans sans perdre de sa superbe lorsqu’il manie le saxophone, fait l’ouverture. Le public averti reprend en cœur nombre de morceaux et monte sur scène pour glisser des billets à leurs idoles, ou bien danser en leur honneur, face à eux.

Sur la route de Ouidah.

Sable et ornières pour se rendre à Ouidah par la route des pêches. L’asphalte a cédé la place au sable dès l’approche de la mer et une piste chaotique longe la plage, traverse une forêt de cocotiers de bord de mer. La mer forme des vagues hautes de trois mètres qui roulent et s’écrasent violemment sur le sable épais. Le 4×4 saute sur la piste et nos têtes heurtent le plafond du véhicule à chaque nid-de-poule. Ne pas se tenir fermement dans le véhicule est dangereux.

L’ancien fort Portugais de Ouidah fut un des hauts lieux du trafic d’esclaves.

Lucrèce est opulente et nous guide avec humour. Quel prénom ! Elle nous berce de sa voix lente et ferme. De grands anneaux d’or pendent à ses oreilles et font briller son large visage sous des cheveux ras. Le sourire de Lucrèce est accentué par les dents du bonheur démesurément écartées. On se déplace doucement de salle en salle, dans la chaleur et la poussière. Un groupe de scolaires bruyants et indisciplinés réduisent à néant nos convictions sur la rigide éducation à l’Africaine. Le fort Portugais devient une volière où les jeunes filles hautes en fesses, apprêtées, tressées, fières de leurs ports de têtes et sures de leurs regards, rivalisent avec les jeunes garçons frondeurs vêtus de pantalons et tuniques en pagnes colorés.

Il reste peu d’objets, mais la cour aux esclaves, désormais arborée, porte encore le poids de la mort. Les rois du Bénin, précisément d’Abomey, vendaient leurs prisonniers aux Portugais. Les esclaves devaient passer plusieurs semaines dans cette cour, en plein soleil ou sous les pluies battantes, au pain sec et à l’eau. Ceux qui survivaient étaient enchaînés pour emprunter à pieds la route des esclaves jusqu’à la « Porte de non-retour » sur la plage. Les chaloupes transportaient leur marchandise jusqu’aux navires qui voguaient à travers l’Océan Atlantique.

Les effluves des frangipaniers adoucissent désormais la cour aux esclaves.

Les mangues commencent à mûrir et tombent à nos pieds.

Le python est sacré à Ouidah. Il a son temple. Le python est un animal câlin, un peu froid certes, mais affectueux et caressant, doux et enveloppant. Un petit se love entre nos mains, un autre se porte autour du bras façon sac à main, ou glisse doucement sa tête le long de nos visages. Une fois par semaine, les pythons quittent leur temple pour aller dîner en ville. Ils font leur affaire et rentrent dans leur logis, ou bien s’endorment sur place et sont rapportés par les villageois. D’autres sont encore endormis sur la poutre d’une charpente.

Un dimanche à la paillotte

La route des pêches traverse la forêt de cocotiers et nous mène aux paillottes, nous abritant pour déjeuner et sieste. Nous goûtons les crevettes géantes grillées et du cœur de palmier frais. Un enfant en porte deux sur sa tête et l’épluche à l’aide d’une machette. Il fend l’écorce délicatement et effeuille le tronçon d’arbre. Le cœur se trouve tout au pied du palmier, blanc et pur, tendre sous la dent, avec un goût de noisette. La mer est chaude et violente. Une barre de trois mètres se fracasse inlassablement et bruyamment. Le soleil descend et la douceur de fin de journée baigne la plage.

Le 23, 7h du matin.

Notre chauffeur Pascal arrive avec le 4×4 que nous emplissons de sacs, de glacières et de victuailles. Le plein d’essence a été anticipé à cause d’une suspicion de pénurie de carburant.

Pascal est sans doute trentenaire. Sa mère veuve habite dans la région de Dassa. Malgré son jeune âge, il a trois enfants et gère ses frères et sœurs depuis la mort de son père. Mince et de taille moyenne, son visage arrondi offre un sourire discret, rajeuni aussi par les dents du bonheur. Sa voix est douce et calme, réservée, excepté lorsqu’il aborde « la politique au Bénin ». Là, il s’emporte en décrivant les dernières élections ou la corruption qui sévit au sein du gouvernement

Nous quittons Cotonou vers le Nord. La ville est déjà en activité. Devant nous, une grande journée de route avec une halte prévue au palais des rois d’Abomey. Environ six cents kilomètres de route imprévisible à effectuer avant la tombée de la nuit, vers 18h. Prévoyons largement une dizaine d’heures sauf embûche !

Après l’asphalte, les routes deviennent chaotiques ou en chantier. À certains carrefours, la chaussée a été détrempée afin de limiter les envolées de poussière. Les deux roues zigzaguent dangereusement.

Les écoliers en uniformes longent la chaussée grandement fréquentée jusqu’à l’heure de rentrée en classe. Les groupes scolaires sont facilement identifiables. La plus-part d’entre eux porte une chemise beige, mais certaines écoles ont choisi le rose, le bleu ou le vert. Et ils marchent, à petits pas tranquilles, sur le bas-côté. Des plus jeunes aux plus âgés, venant de plus ou moins loin, ils longent la voie portant leurs cahiers sur la tête. Ceux qui ne vont pas à l’école portent des bassines, des bouts de bois, dès leur pus jeune âge, dès qu’ils savent marcher.

Et ils marchent au risque d’être percutés par une voiture.

Sortant de Cotonou, la route est une suite de nids de poules. Pascal roule vite et sûrement.

D’énormes camions accidentés sont couchés sur le bas-côté obligeant des écarts. Pascal roule au centre de la voie pour éviter tout risque. Ici et là, des périmètres calcinés. Un camion-citerne noirci par un incendie a brûlé la chaussée et la végétation alentour. Des tas de larges feuilles, placés à intervalles réguliers font office de triangle de signalisation.

Les camions en panne peuvent rester là plusieurs jours à attendre la pièce de rechange. Les chauffeurs vivent autour, dessous, dedans, et restent avec leur camion jusqu’à la remise en route. On voit un foyer, du linge qui sèche, une véritable petite vie qui s’organise à deux doigts de la circulation et dans les nuits non éclairées.

Nous évoluons au gré des productions locales vendues sur le bord de la route.

Des étals proposent de l’essence « kpayo », provenant du Nigéria voisin.

Nous longeons des kilomètres d’ananas, disposés en monticules, épis en l’air sur les étals le long de la voie ou à même le sol. Puis, viennent les oranges locales, vertes, présentées en pyramides, les sacs de charbon, dressés sur le bord de la chaussée, comme des sentinelles. Ce sont d’anciens sacs de riz rose ou blanc, en fibres plastifiées, qui délimitent la chaussée. Ensuite, une succession de présentoirs de farine de manioc, blanche durant toute une portion de route. Plus loin, du manioc encore, mais en cosse, en train de sécher sur le bas côté. Il sera utilisé dans le traitement du diabète. Puis, le bord de route devient rouge vermillon désormais. Ce sont les piments oiseau qui sèchent sur le bas-côté.

Pascal se met en quête d’essence. Deux stations nous rejettent prétextant une cuve vide.

Les stations services sont obligées, à un certain niveau de la cuve, d’arrêter la distribution d’essence et de la conserver pour une éventuelle ambulance ou un possible convoi ministériel. La troisième pompe accepte de remplir notre réservoir.

Une mission, dont l’église présente une incompréhensible architecture, abritera notre pause pic nique. Une allée d’arbre garantit un peu d’ombre à cette heure étouffante. Des files de camions sont garés sur le bas côté. Ils attendent. Les chauffeurs font la sieste à l’ombre entre les roues. Les pneus chauffent dangereusement, il fait trop chaud pour rouler. Ils reprendront la route en fin de journée.

Abomey.

Tout commençait à Abomey. Les rois se livraient à des guerres permanentes avec leurs voisins et vendaient leurs prisonniers aux Portugais de Ouidah, qui en faisaient des esclaves.

L’esclavage au Bénin à continué bien après l’abolition. Les rois sans pitié et leurs armées d’amazones ont maintenu la pratique.

Il perdure encore ; les vidomégons sont les enfants esclaves d’aujourd’hui. Mis au service d’autrui dès le plus jeune âge contre de l’argent, jamais versé d’ailleurs, ils travaillent sans rémunération et subissent des châtiments corporels. Le marché est encore florissant. Les châtiments corporels également puisqu’ils se pratiquent en famille, en classe, dans la rue et ailleurs.

Le palais des rois d’Abomey se découpe en trois palais, celui du roi Gueso, Glélé et Béhansin. Une suite de cours rectangulaires se déversant les unes dans les autres, abritent de larges bâtiments bas et les tombes circulaires des rois, couvertes d’un toit en paille, entourées d’ossements d’animaux. Ici tout est rouge, le sol en terre, les murs. Les murs des tombes sont construits en terre rouge mélangée avec le sang des ennemis. Nous pénétrons dans la première cour rouge, calme et délicatement parfumée par l’odeur du frangipanier.

Rose nous guide nonchalamment. Elle est douce et amusante. Elle sent bon. Son pas traîne comme sa voix. Des petits nuages de poussière rouge s’élèvent sous chacun de nos pas. Les bâtiments principaux sont ornés de bas reliefs présentant les attributs de chacun des rois dans une répétition de motifs carrés. L’ombre des arbres apaise la chaleur violente que nous écrase déjà en cette fin de matinée. Les effluves de fleurs, les odeurs poivrées accompagnent la visite.

Le chiffre 41 est sacré au Bénin. Les rois avaient quarante et une femmes minimum. Elles devaient avoir les seins parallèles au sol sinon, répudiées, ou tête tranchée.

Les armées d’amazones, toutes archères sanguinaires, promettaient de rapporter un certain nombre de têtes de chaque combat. Leur contrat non honoré entraînait la chute de leur propre tête.

Nous reprenons la route en direction de Natitingou. La taille des arbres diminue au fur et à mesure que nous roulons vers le Nord, les herbes sont plus hautes et plus jaunes.

La colline est en feu ; un feu de chasseurs pour amener le gibier à tomber sous leurs armes.

Le soleil descend et le silence se fait dans la voiture. Nous entendons nettement le clapotis de l’essence dans les deux énormes bidons de réserve. Il n’y a plus de pompe après Natitingou.

Beaux rêves, à l’hôtel Tata Somba, dans un immense lit sous une moustiquaire bleue.

A 5h, Voiture chargée, nous partons vers la Pendjari. Cette réserve au Nord du Bénin jouxte le Burkina Faso par le Nord Ouest et le Niger par le Nord Est. Il fait encore nuit. Mais le ciel bleuit rapidement à l’Est. La lumière arrive, sans la chaleur pour commencer. Les premiers cyclistes, les premiers piétons, les premiers écoliers marchent au bord de la route. Moins pratiquée au Nord, la voie  est en meilleur état qu’avant Abomey. Nous roulons silencieusement, Pascal est au volant et notre guide Félicien, a rejoint la troupe. Félicien est plus âgé que Pascal. Guide officiel de la Pendjari, il est ici dans son fief. Son visage est long et il a la voix rocailleuse des fumeurs.

De part et d’autre et de la route, se dressent les premières Tata Somba. Tata signifie maison en Béninois. Il en existe trois sortes : les Tata Somba, les Tata Birba et les Tata Guama.

Les plus remarquables sont les Tata Somba, seules constructions à étage, maisons traditionnelles des sombas, une ethnie présente au Nord de Nitingou. Longeant les champs de Sorgo, seuls dépassent les cônes de pailles des toits, comme des petits chapiteaux brunâtres. Les allées du champ de Sorgo sont proprement délimitées, comme un champ de maïs dont les plans montent à trois ou quatre mètres de haut en cette saison. La Tata Somba est construite au centre et toutes les allées du champ convergent vers la construction en torchis. Elle forme une petite forteresse ramassée sur elle même et joufflue, ronde, mignonne, comme une maison de hobbit. Une miniature polymorphe constituée d’un bâtiment principal duquel ressortent quelques petites tourelles avec leurs toits coniques en paille. Le torchis est un mélange de terre rouge, de sable grossier, granuleux et de paille. Les murs, ainsi façonnés, sont ensuite décorés de traits géométriques et enduits d’un vernis non brillant réalisé à base de bouillie végétale qui imperméabilise le bâtiment pour la saison des pluies. Sur la façade, à droite de la porte d’entrée, des objets voués au culte des vaudous sont suspendus pour protéger le logis.

Dans la pièce principale, on distingue à travers l’obscurité les structures en bois, des branches épaisses placées verticalement pour soutenir une charpente. Il fait très sombre. Une épaisse fumée noire nous accueille et nous fait ressortir plusieurs fois pour reprendre notre respiration tellement la fumée brûle les poumons. Le feu a été allumé pour brûler les termites qui se logent dans la structure en torchis. Juste à gauche de la porte d’entrée, un étal de terre, sorte de plateau surélevé avec un rebord pour broyer des graines et faires toutes sortes de pates alimentaires. Deux marches-pieds, un pour chaque pieds permettent les appuis pour décupler la force de broyage. À droite, un trou dans le sol est destiné à piler le mil.

La pièce suivante dans laquelle on se déplace courbés tellement le plafond est bas, donne accès à une niche cylindrique où viennent dormir les moutons chaque nuit. Dispersés dans les champs durant la journée, ils se regroupent spontanément le soir et rentrent au logis avec le reste de la famille. À côté, le plafond s’ouvre sur une trémie qui mène à la terrasse. L’échelle est une grosse branche d’arbre inclinée en forme de Y, taillée de cinq encoches à même le tronc. La terrasse qui ne fait pas quinze mètres carrés est légèrement inclinée vers des trous d’évacuation pour les écoulements durant la saison des pluies.

Les tourelles sont soit des chambres, soit des greniers. Les greniers ont un toit de paille conique amovible, qui s’ouvre par le haut à l’aide d’une crosse de bois pour le soulever et l’accrocher. Les chambres circulaires, de trois mètres de diamètre, sont à demi encaissées et  ferment par une petite porte carrée métallique. Dans chaque chambre, loge une des femmes et sa progéniture.

En saison sèche, la terrasse est le lieu de séchage. Les graines de toutes sortes, arachides à une alvéole, haricots blancs, sorgo, maïs, gombos, piments et autres, non identifiés, sèchent sur le sol en torchis. Elles seront réservées dans les greniers séparés en trois compartiments maçonnés, en torchis également, dont la paille ressort par endroits.

Un foyer au centre de la terrasse est marqué des traces noires. Deux boules et un long rondin maçonnés délimitent l’âtre. Une passoire traditionnelle est laissée là, en calebasse, sorte de coque de bois percée d’une multitude de petits trous fait au fer rouge.

Le vieux dort en bas et rejoint à l’envie une de ses femmes, tour à tour, directement dans sa chambre.

Les Sombas, tribus de la région au Nord de Natitingou, portent une multitude de très fines scarifications horizontales qui partent du centre du visage vers l’extérieur. Elles sont réalisées sur les bébés par des spécialistes, les scarificateurs. Les scarifications, très différentes selon les régions et les ethnies, se pratiquent surtout à la campagne. La tradition est moins suivie en ville.

La famille qui nous entoure est représentative de tous les âges. Des enfants sortent de partout, le ventre rebondi et le nombril extérieur. Les plus jeunes sont tout nu. Plus âgés, il portent des vêtements en lambeaux, des shorts délabrés dont seul le devant subsiste et tient par un élastique alors que la partie couvrant les fesses n’existe plus depuis fort longtemps. Les petits toussent et ont le nez morveux. Les mères ou grands mères, parfois édentées ont de longs seins triangulaires et plats suspendus devant leur torses nus, signe de nombreux et trop longs allaitements.

Le père, ou le vieux est le seul assis devant la maison.

D’autres maisons rectangulaires sont édifiées avec des briques en terre mélangées à de l’eau et de la paille. Elles sont couvertes par des toits en paille ou en tôle. Les briques sont façonnées et alignées pour sécher au soleil. Des plus claires au plus foncées, il est aisé d’identifier lesquelles sont sèches, encore humides ou tout juste terminées. Des lianes courent par dessus les toits de paille portant leurs fruits lourds, comme de grosses courges rondes et vert pâle. Ils sècheront et seront transformés en récipients : les calebasses. Les cuisines ou les garde-manger se tiennent dans de petites dépendances cylindriques bâties à côté de la maison principale.

Pascal tourne à gauche et nous roulons désormais sur une piste en terre rouge. Les ornières ont un mètre de profondeur et nos corps sont chahutés en cette aube africaine.

Une odeur salée et poivrée, un peu aigre, flotte dans la voiture. Si particulière aux noirs, elle émane des encens brûlés à côté du linge et de l’alimentation épicée. Deux kilos de piments oiseau sont nécessaires quotidiennement pour préparer les repas de cent personnes.

Des cultures sont visibles dans les champs le long de la piste. Ici un champ d’ignames. On le cultive sous des petits monticules de terre grise, coniques et aplatis au sommet, espacés avec une extrême régularité, donnant l’impression d’un champ de bosses. Le sorgo a des allures de maïs, haut, maigre et en épis. Il sera transformé en bière. Les fleurs de coton sont sorties et pas encore cueillies. Une chance pour nous de voir ces plantes à têtes blanches, douces. Les baobabs et les karités dominent les plantations.

Il me prend l’envie de descendre de voiture, sentir l’air du matin dans la brousse. Je dois marcher, je dois courir. Pascal arrête la voiture. Mes semelles soulèvent les petits nuages de poussière rouge sur la piste. Je m’éloigne dans l’air tiède, presque frais, qui caresse mon visage. Étranglée de mélancolie, ma gorge se serre et les larmes embuent mon regard. Je n’y vois plus, je sens. Par tous les pores de ma peau je sens cette Afrique, trente ans après, la même. Elle n’a pas bougé, elle m’attendait. J’accélère, je coure, laissant le 4X4 loin derrière moi maintenant. Puis la voiture remonte à mon niveau et je m’assieds à nouveau sur le siège arrière, contre la portière.

Le visage collé contre la vitre, je me souviens de ce jour de mai 1974. Mon père conduisait notre voiture familiale en direction de Milles six, à côté de Victoria au Cameroun. Nous allions pour la dernière fois sur notre plage de sable noir, volcanique. J’avais négocié avec mes frères une place contre la portière arrière droite de la voiture. Le soleil était haut et je portais des lunettes de soleil pour jouer les jeunes filles, et accessoirement protéger mes yeux clairs qui n’y voient rien lorsqu’il y a trop de lumière. Et je me dis en passant ma tête par la vitre, mes cheveux longs volant dans la vitesse, que je dois enlever mes lunettes pour voir la vraie lumière de l’Afrique, sans la voiler, je dois fermer les yeux pour mieux sentir cette Afrique, cette route que je vois pour la dernière fois car notre avion décollera le 2 juin et que ce sera définitif. Et je pleure, la tête penchée par la portière.

Et mon père a disparu. Alors, je pleure sur l’enfance et la mort, sur ma jeunesse perdue. Et je pleure rouge sur cette piste de la Pendjari qui est la même, qui garde les mêmes couleurs et les mêmes parfums, les mêmes goûts qu’autrefois, ma tête collée à la vitre, tout pareil, trente-cinq ans après.

Je porte cette Eau de Cologne Roger Gallet fortement alcoolisée, presque piquante, que portait quotidiennement mon père. « Cela donne un coup de fouet » comme dit ma mère, lorsque les fortes chaleurs et les fortes odeurs deviennent incommodantes et soulèvent le cœur, jusqu’à l’étourdissement.

Toutes les fragrances ne conviennent pas l’Afrique. Les parfums roses et sucrés, comme Paris de Yves Saint Laurent, n’y ont pas leur place, trop enveloppants, comme une peau supplémentaire sur le corps. Et je sens l’éternelle odeur de mon père dans celle de la poussière rouge qui colle maintenant à l’intérieur de mes narines et de ma bouche.

Comment partager ce souvenir ancré dans mon esprit, juste au-dessus de mon nez et entre mes sourcils, cette petite zone où arrivent les respirations profondes lorsque les yeux sont fermés. J’en porte encore les stigmates.

Pascal désormais roule sur de la tôle ondulée. Pour éviter trop de secousses, Il faut aller à quarante à l’heure minimum. À cette vitesse, ce ne sont plus que des vibrations, c’est un massage gratuit qui s’offre à nous.

Toutes les campagnes du monde sont belles. Ici, trois couleurs dominent. La piste rouge est au centre, sous les roues. De chaque côté, une haie ocre jaune d’environ cinquante centimètres et une autre verte d’environ deux ou trois mètres de haut, qui dépasse la hauteur du 4X4. Certaines tiges se terminent en un petit plumeau beige, soyeux.

Des petits monticules commencent à poindre sur la piste. Certains se forment au centre, entre le passage des roues, d’autres sur les côtés, sorte de bornes kilométriques de brousse. Ce sont les termitières qui s’érigent dans le sable à gros grains. Elles sont partout et de toutes formes. Certaines sont de véritables architectures de plusieurs mètres de haut. Elles s’adossent à un arbre, montent le long du tronc et l’étouffent jusqu’à sa perte. À l’intérieur grouille une communauté très organisée, logée dans des alvéoles remplies de brindilles sèches. Elles maîtrisent parfaitement la technique de fabrication du torchis.

La plus part des hautes termitières font penser à la Sagrada Familia, la Cathédrale de Gaudi à Barcelone, avec des tourelles et des clochetons, parfois phalliques.

Certaines races de termites construisent sans brindilles, donc beaucoup moins haut, comme un monticule polymorphe d’environ quarante centimètres. Le résultat est plus approchant d’une sculpture de Louise Bourgeois.

Des feux de broussailles nous entourent, des feux précoces allumés quelques semaines après la saison des pluies, avant que les herbes ne soient trop sèches et que les feux ne deviennent incontrôlables. Les dernières pluies sont tombées il y a un mois. L’odeur du brûlé nous accompagne tout le long du périple. Des fumerolles s’élèvent de chaque côté de la route. La technique du brûlis est parfaitement efficace. Les fermiers, les gardes forestiers allument les feux de façon méticuleuse. Le calendrier doit être respecté, car brûler trop tard dans la saison risquerait d’entraîner des incendies dans les villages voisins. Les gardes forestiers de la réserve savent jusqu’où et en combien de jours brûlera un feu. Les herbes parties en fumée permettent à chaque plante de reverdir au pied et assurer ainsi des pâturages frais pour les herbivores. Ils échelonnent les zones de feu. Ici l’herbe verte repousse déjà, les animaux pourront se restaurer. Les forestiers incendient alors la zone en face et ainsi de suite. Du côté de la zone de chasse, les incendies n’ont pas encore été pas allumés et les herbes sont encore là pour cacher les animaux.

La réserve n’est pas encore ouverte à cette saison. Nous sommes les premières sur la place, même l’unique hôtel est vide. Ils n’ont accepté que nous. Un grand privilège nous est offert : calme et solitude dans la brousse. Notre chance de voir des animaux n’égale pas notre espoir. Les points d’eau sont encore nombreux car les dernières pluies sont récentes. Ainsi les animaux peuvent boire en de nombreux points sans être obligés de se regrouper autour d’une des grandes mares où il est aisé de les repérer.

Ne pas voir d’animaux m’importerait assez peu en vérité. La belle terre rouge, la végétation variée, les parfums et les bruits, me fascinent davantage. Il me plaît infiniment de savoir la faune protégée en ce lieu, de la savoir là, tapie, cachée. Mais, j’aurais davantage envie de toucher les animaux plutôt que de les voir ; inconcevable.

Cependant ils sont là, à la mare Bali.

Il est neuf heures trente du matin. Le soleil monte doucement. L’air est encore doux. L’eau de la marre est brunâtre. Outre la brise dans les arbres, on entend le crissement des insectes, l’aubade de quelques oiseaux non identifiés et les éclaboussements lourds des hippopotames qui chahutent joyeusement en sautant hors de l’eau, bouche ouverte, dans l’eau tiède et boueuse, à nous rendre jaloux. Des crocodiles dorment au soleil et des échassiers de toutes sortent surveillent comme des sentinelles. Une famille de Cob de buffons effrontés risque sa vie en s’ébrouant près des crocodiles, sous le baobab.

Le matin se lève doucement sur la savane, tout autour de la marre. Les hippo soufflent.

Onze heures. La lumière écrase tout désormais. Les baobabs ressemblent à des platanes ; tronc gris clair et branches aplaties au sommet. Des petits singes beige, appelés patasses, traversent la piste devant le 4X4.

Le feu nous entoure désormais. Les flammèches éclaircissent les broussailles et dégagent la vue depuis la piste. Un cob se plante devant nous, immobile à l’ombre d’un arbre. Un babouin se repose.

Maintenant, ce sont de grandes étendues d’herbes vertes qui longent le chemin. Les arbres en travers signalent le récent passage des éléphants. Les pachydermes cassent tout sur leurs passages et laissent des cicatrices dans la nature environnante. De profondes empreintes d’hippopotames, pareilles à celles des dinosaures, sèchent dans la boue laissée par les pluies récentes.

Anne et moi distinguons des girafes, mais il n’y en a pas dans la réserve. Sourires…Les contre-jours sur les arbres morts nous font repérer des animaux qui n’y sont pas.

Le soleil est haut et l’Afrique marque un temps d’arrêt à l’heure de la sieste. C’est dans notre hôtel de brousse que nous reposerons. Et de toute façon, la brousse s’arrête. Fainéante, léthargique, apathique, elle cuit à l’étouffée sous son couvercle de chaleur. L’immobilité se répand et le silence opère de la même manière que sous un manteau neigeux. La brousse est engourdie. Les seuls bruits persistants sont ceux des insectes, comme si l’on brisait des brindilles à un rythme régulier, comme si l’on froissait et défroissait un sac plastique, rapidement. Les animaux, les hommes, tous se cachent.

Vers quatre heures de l’après-midi, nous repartons en quête d’éléphants, qui nous narguent tellement leurs empreintes sont présentes et fraîches. Les terrains sont dévastés par leur passage. Ils étaient là. Nul doute, mais demeurent invisibles. Et ces foutues girafes qui nous apparaissent entre les arbres.

La piste du circuit Fogou longe la rivière Pendjari. La végétation est devenue dense, luxuriante. Une forêt de palmiers ponctue la proximité de l’eau. Sous la végétation épaisse, la lumière commence à descendre. Le 4×4 traverse quelques guets à mi-roues sous le regard nonchalant des marabouts. De nombreux cobs sortent à cette heure.

Une des vitres du 4X4 est bloquée semi-ouverte et des insectes rentrent dans le véhicule. Nous les chassons, les écrasons formant des taches de sang. Ils en sont gorgés. L’un d’eux pique Pascal dans le coup et ça le brûle fortement. Il pense que c’est une mouche tsé-tsé. Arrivés à l’hôtel nous fournirons antiseptique et doliprane pour calmer la piqûre.

Un voile de vapeur enveloppe les hautes herbes dans le contre-jour. La chaleur décline. La nuit descend très rapidement et nous chasse de la réserve, où il est interdit de rouler phares allumés.

Le personnel de l’hôtel Pendjari est diligent et n’a que nous à s ‘occuper. L’hôtel est une sorte de déclinaison de Tata Somba ; des petits bungalows cylindriques de plein pieds, en terre rouge, couverts de toits coniques en paille. Les allées sont délimitées par des pierres fraîchement blanchies, très visibles sur le grossier sable rouge. Une rotonde ouverte, centrale, à charpente conique, fait office de réception, de bar et de salle de restaurant. Autour de ce village reconstitué, la brousse. Des arbres à fleurs irradient autour de la rotonde. Un remarquable tronc gris clair, entièrement lisse, de quatre ou cinq mètres de haut, sans feuille, offre au bout de chaque branche une fleur rose. La plante que je préfère sans aucun doute, de la famille des baobabs peut-être. Il porte des feuilles pendant toute la saison des pluies. Lorsque les feuilles jaunissent et tombent, les pluies s’arrêtent. Ensuite, l’arbre nu développe ses fleurs roses. Flamboyants, cactus géants d’environ huit mètres de haut dont le tronc paraît pétrifié, et les bras verts montent vers le ciel.

Nous goûtons le calme de la brousse dont seuls s’échappent les bruits de la faune en activité la nuit. Tous s’affairent à notre dîner promptement servi. Nos pains de glace, nos réserves d’eau et de coca cola sont placés dans les congélateurs de l’hôtel. Un groupe électrogène assure tant bien que mal la distribution du courant. Pendant la journée, l’hôtel ne fournit ni eau ni électricité. Le groupe est branché vers dix neuf heures. La douche est froide. La climatisation se met en marche.

Le rythme local est simple et réglé avec la lumière du jour. Lever est à six heures du matin, repli indispensable dans l’heure de midi pour la sieste. Vers seize heures, la chaleur diminue un peu et il reste deux heures pour sortir avant la tombée de la nuit, rapide et profonde. Se coucher vers dix heures est incontournable tellement la fatigue est lourde à porter.

La nuit, les lions rôdent autour de l’hôtel et il est conseillé de rester dans l’enceinte. Leurs rugissements sont fréquemment entendus depuis les bungalows. Pas par nous cette nuit là. Les serpents viennent aussi se lover sur les pierres chaudes devant les chambres ; ce ne sont pas tous des pythons inoffensifs, donc gare !

De retour dans la chambre, le climatiseur coule abondamment au-dessus de nos sacs de voyage. La chambre est devenue glaciale. Les moustiquaires sont bleues. Un employé apporte un seau en plastique marron dans lequel gouttera l’appareil désormais éteint. Lumière éteinte, nous entendrons les gouttes tomber, toute la nuit, jusqu’au sommeil profond. Une panne d’électricité dans tout l’hôtel m’oblige à utiliser un briquet pour trouver la porte des toilettes. Le groupe électrogène sera réactivé vers cinq heures trente du matin.

Le jour devient rose à l’Est. Le voile noir d’hier soir se lève avec les sons de la brousse. Ils sont là,  dans les hautes herbes. Tout est calme et frais. Etonnamment, nous devons nous couvrir de gilets et d’écharpes pour marcher dans le chemin qui délimite l’hôtel de bungalows. L’odeur fraîche du petit matin nous réveille tandis que les employés de l’hôtel se regroupent et palabrent autour d’un grand feu qui irradie.

Les guêpiers rouges, les grues couronnées, les rolliers bleus, les ombrettes et autres échassiers saluent notre expédition matinale. Les marabouts nous regardent de haut. Les termitières poussent entre les arbres. Lions et éléphants restent un concept, une vue de l’esprit. Nous ne les verrons pas.

Les hautes herbes paraissent vertes le matin tandis qu’en fin de journée elles sont jaunes paille.

Il est neuf heures trente et le soleil est monté. Les herbes sont plus hautes que le 4×4, elles font un mur de chaque côté de la piste et semblent vouloir prouver la suprématie de la nature sur nous. Elles sont trop hautes à cette saison pour nous permettre de voir des animaux. Par endroits, nous devons  fermer les vitres sinon elles nous fouettent à l’intérieur de la voiture. Par endroits nous fermons à cause des cendres qui volent alentour.

Quatre couleurs dominent : le rouge de la piste, le jeune paille pour le premier rang d’herbes sèches d’environ soixante centimètres de chaque côté de la piste, le vert du deuxième rang d’herbes hautes et le bleu du ciel.

Je voudrais descendre du 4×4 et marcher librement sur cette piste sinueuse, mais Félicien nous l’interdit, trop dangereux. Et pourtant il finit par accepter d’arrêter le véhicule dans une zone de brûlis qui permet une vue plus dégagée. L’odeur de feu domine. Le sol noir semble grimper le long des arbres et des touffes d’herbes dénudées. Plus une feuille sur les tiges. Le sol est couvert de cendre. Seules les termitières sont restées actives. Les alvéoles en torchis grouillent de leurs habitants. Après le feu et les cendres, les pousses vertes ressortent au pied des herbes garantissant aux herbivores, un pâturage de qualité. Sur les cendres, poussent de larges fleurs jaunes à quatre pétales, à même la terre brûlée, sans tige et sans feuille.

À cinquante mètres de là, nous attend un couple de lions. Et nous, toutes à nos divagations minérales et végétales, hors du 4×4 pendant un long moment à ramasser, à écrire, à marcher, sans soupçonner un instant la présence des félins.

Ils n’ont pas bougé et nous avons repris place dans le véhicule, heureusement. Lascifs et snobs, le couple fainéants nous observe et se couche, puis se tourne et s’assied, se lève et se caresse pour se coucher à nouveau.

Deux grosses masses grises prennent le soleil à la mare Bali. Seul, le dos rond des hippopotames sort de l’eau. Les échassiers surveillent les abords et les crocodiles dorment au soleil, haut désormais. Un troisième hippopotame sort son énorme tête de l’eau sans une éclaboussure. Un baobab sert de perchoir à divers oiseaux. La brise est tiède et le soleil zénithal. Il est onze et le couvercle de chaleur tombe sur la savane. Sortant de la Pendjari, une famille d’antilopes cheval salue hautainement notre équipage.

Au bout de la piste à droite, le 4×4 nous mène vers une autre tata, point de départ d’une marche en direction des chutes. Escaladant des larges dalles noires, nous passons une première chute et arrivons dans un univers à la Greystoke, seules avec notre pic nique devant cette cuvette d’eau verte ceinte de hautes roches recouvertes de végétation.

Des varans furtifs nous épient en roulant les yeux dans leurs orbites. Ni babouin, ni patasse ne viendront dérober notre frugal pic nique.

Des murs végétaux protègent l’endroit et nous inquiètent simultanément car ils cachent toute une faune inconnue. Lianes, fougères, arbres, dégoulinent des parois humides. L’eau douce descend lourdement et se fracasse sur la surface de cette piscine naturelle dans un tumulte incessant. L’air est doux, et nous séchons après le bain sur de larges racines d’arbres, dans des trous de soleil.

Puis, l’astre tourne et l’ombre couvre rapidement la moitié de la surface d’eau. Profonde de trente cinq mètres, elle s’est assombrie. Seul reste un croissant vert clair sur la gauche, mais plus de trou de soleil tombant sur les racines qui faisaient office de transat une demi-heure plus tôt.

Les moutons descendent du Nord. Ils viennent du Burkina Faso, du Mali, du Niger, des pays d’éleveurs à forte population musulmane. Demain c’est Tabaski, l’Aïd comme disent les musulmans de France. Les coffres des voitures, les toits des voitures, des camions entiers et des mobylettes sont chargées de moutons entravés tout le long de notre redescente vers Cotonou.

Nous avons laissé Félicien à Natitingou. J’essuie un affront pesant concernant un pourboire laissé à notre guide, si efficace, si diligent. Mon calcul a été nul et nous n’avons pas laissé assez. Honte sur moi ! Néanmoins, nous roulons avec ma honte et Pascal parvient à nous ramener devant la maison à Cotonou sans encombre avant la nuit. Et là, je déploie des trésors de générosité et lui laisse une royale obole. Il est ravi et nous aussi. Mais honte tout de même en ce qui concerne Félicien.

Dominique Hazoumé, guide de son état et frère du célèbre Romuald, nous emmène à Porto Novo.

Dans la rue, nous trouvons des changeurs des rues pour des Nairas nigérians, la monnaie du pays voisin. Palabres, affaire conclue, nous roulons vers la sortie de Cotonou dans un 4×4, sans climatisation. Cela aurait pu n’avoir pas d’importance. Mais si, la chaleur et les odeurs auront raison de notre sérénité. Sans compter la forte voix incessante et criarde de Dominique.

On ruissèle. Cotonou est clame pour un jour férié. Sauf autour de la grande mosquée. Les musulmans sont en tenue d’apparat arborant des boubous resplendissants.

Les noires catholiques enturbannent leur tête vers le haut avec des pagnes rigides aux couleurs radieuses.

Les musulmanes portent un voile long descendant, vers le bas, qui encercle le visage.

Un convoi officiel tout klaxon dehors transporte les Imams à la fin de la cérémonie.

Là commence le ballet des moutons. Des milliers de moutons vivent leurs dernières heures. Ils sont debout le long du marché. La journée avance et de la position debout, les vingt cinq mille moutons qui saigneront ce jour, sont couchés sur les trottoirs, les quatre pattes liées. Nous atteignons Porto Novo, et voici les ovins égorgés, sur des étals dans la rue, et chaque famille commence à s’activer, à installer des foyers, à faire chauffer de l’eau. Du stade égorgés, ils passent à la phase du rasage à la lame de rasoir, le ventre gonflé et les pattes en l’air, indécents, les attributs pendants au-dessus des planches de bois autour desquelles s’activent les « barbiers à moutons ». Les bassines fument et les ventres s’ouvrent, plus rouges, les viscères glissent d’une bassine à l’eau entre des mains habiles. Des chairs roses jonchent les trottoirs et les corps des moutons sont désormais suspendus aux branches des arbres, démantibulés, sanglants. Puis, tombent les têtes, jetées en tas sur d’autres têtes. Ici des pattes avec d’autres pattes. Le corps est ailleurs. Les viandes cuisent maintenant, les bassines fument et les odeurs rivalisent d’écœurement. Voici que les gigots circulent à dos d’homme, chacun le sien, chacun offrant un gigot, toute viande dehors pour cette soirée de Tabaski.

Et là, le fait que notre 4×4 n’ait pas la climatisation prend toute son importance. Car dans la voiture nous transportons du mouton, un morceau frais et un morceau cuit. La voiture porte l’odeur du mouton et il fait une chaleur étouffante. Pourtant, j’adore le mouton !

La serveuse du maquis à Porto Novo marche d’un pas traînant. Elle marche comme elle parle, d’une voix traînante, économe. Ses paroles chantent lentement, comme si les mots et les phrases ne devaient pas s’arrêter, mais sortir basses, tellement qu’on en perd le fil. Parce que le temps est différent ici, il ne compte pas. Il est midi et il fait très chaud. Le pas et la voix restent toutefois les mêmes lorsqu’il fait moins chaud, ce qui est rare, bien sur.

Une autre serveuse est endormie dans ses coudes croisés sur le coin d’un congélateur, devant le bar.

Dehors, il n’y a plus personne, le soleil est trop haut et la lumière trop forte. Des personnes sont allongées à l’ombre partout pour la sieste, sur des bancs, sur des motos, sur des murets, sur des nattes à même le sol. Une profonde léthargie s’est abattue sur la ville, une chape de chaleur apportant une impression de calme et de silence, relatif cependant.

L’électricité saute souvent, la clim s’arrête, les ventilateurs ralentissent jusqu’à l’arrêt total de leurs pales.

Le charme de Simonet Biokou a immédiatement opéré sur nous. Mises à mal par cette journée à l’odeur du mouton, à la température d’une fournaise et au son d’un crieur de rues, nous profitons de l’interlude paisible. Simonet abaisse ses longs cils sur ses yeux en amande, comme pour faire une pause, un silence, un repli. Sa longue silhouette douce et fine se déplace calmement au son de sa voix posée. Ferrailleur sculpteur de son état et mondialement exposé, il reçoit dans son arrière cours, dans un petit quartier de Porto Novo. Deux de ses sculptures repartiront avec nous, des assemblages soudés de pièces mécaniques provenant de garages et de casses automobiles.

Le chemin du retour sent le mouton et nous étouffons dans la chaleur et la poussière de la route. Au passage d’un pont, des vendeuses de canne à sucre nous cèdent un fagot.

Un corps calciné git sur le bord de la chaussée à l’entrée de Cotonou. La police est là, constatant que le « verdict populaire » a été donné. Il s’agit d’un voleur sans doute, sorti de prison et venant narguer ses anciennes victimes. Alors un peu d’essence, éventuellement un pneu autour des bras pour qu’il ne puisse pas se défendre, et l’étincelle. Il brûle, sur place devant tout le monde et devant personne. Puis le feu s’éteint tout naturellement laissant sur le trottoir un corps calciné. Classique ! Comme au Nigéria voisin.

Romuald Hazoumé nous reçoit chez lui, sans se rendre disponible pour autant. Le portable sonne tout le temps, les visites se succèdent. D’une corpulence extrêmement puissance et portant nombre de gri- gris, il garde la distance.

C’est au pili-pili, un petit maquis de Cotonou, que nous passerons notre dernière soirée au Bénin.

Bar grillé, poulet bicyclette, aloko (banane plantin frite) et jus d’ananas au menu.

J’avais une maison en Afrique, j’avais une vie en Afrique. Oui, je sais, c’est du Karen Blixen parce qu’elle a su décrire cette Afrique que je ressens encore. Je garde le goût de la poussière rouge et chaude dans la bouche, et le pas lent, comme frappé de léthargie.

Indemnes, non, nous ne rentrons pas indemnes.

 


3 commentaires »

  1. clo chapuis dit :

    Pris le temps de lire savoureusement, dans l’espoir d’identifier le goût d’une poussière rouge d’il y a très longtemps et que j’aurais oubliée, à cause probablement du cri terrifiants des hyènes sur le toit d’une maison de Bamako… Mais j’ai aimé, dans les interlignes de ce texte, agrippée aux images, refaire un chemin qui ramène à l’envoûtement des souvenirs reconstruits. Merci de ce brin de voyage.

  2. Frank dit :

    C’est un régal de te lire, je suis au bureau sur le site du Bourget, proche de l’aéroport !

    Embarquement immédiat pour moi, je ferme les yeux et me voilà au Bénin…

    Frank

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